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À propos des nouvelles identités et des modes de pensée qui se développent à l’est de l’Ukraine

Le terme «Donbass» a perdu de son actualité. Il a cessé d’exister en tant qu’espace politique unifié. Quelles sont les identités qui font désormais concurrence au concept «Donbass»? Qu’est-que la guerre et la présence de l’armée ukrainienne ont changé?

Igor Semyvolos, chef du projet «L’école de paix ukrainienne» et directeur du Centre des études sur le Moyen-Orient, exprime son point de vue lors d’un entretien avec l’édition TEXTY.ORG.UA.

L’Ukraine Crisis Média Center propose une version courte de cet entretien en français.

Le Donbass est un territoire en guerre.

Qu’est-ce que le Donbass aujourd’hui? Le Donbass est un territoire en guerre. Certains l’appellent «une ancienne zone industrielle». C’est un endroit où la soi-disant alliance russo-ukrainienne existe depuis la deuxième moitié du XIX ème siècle, car cette terre a été exploitée par les Ukrainiens et par les Russes.

Le Donbass s’est désintégré en 2014 quand ses habitants ont pris conscience de leur identité. Une ligne de démarcation politique et non pas ethnique a été instaurée.

Quelles sont les alternatives à l’identité régionale?

Après l’occupation du Donbass, le centre de gravité financier, industriel et politique du Donbass a changé. Un nombre important de personnes pro-ukrainiennes ont été forcées de quitter le Donbass et les valeurs de la région ont été reconsidérées.

Pratiquement la moitié de la région de Lougansk et le nord de la région de Donetsk ont commencé à s’identifier en tant que Slobodes d’Ukraine. Les Slobodes d’Ukraine sont devenus une identité attirante pour des raisons objectives. La perte de Donetsk a transformé Kharkiv en un centre clé qui a attiré le flux le plus important d immigrants (en particulier dans les années 2014-2015).

Il est évident que les gens cherchent à se fixer dans un centre régional.

Cette identité des Slobodes d’Ukraine* commence à se renforcer. Nous ne pouvons pas dire qu’elle domine, car il existe encore des régions qui sont toujours associées au terme Donbass. À titre d’exemple, les régions des mineurs : Dobropillya, Troytske, Pokrovsk (ancien Krasnoarmiysk) etc.

Les mineurs ont du mal à s’imaginer en dehors du Donbass. Tandis que les habitants de la plus grande partie du Donbass (là, où il n’y a pas de mines)y sont parvenus.

Une autre identité, celle de région d’Azov, apparaît et modifie celle de « Donbass ». Elle est propre à Marioupol et ses banlieues et disparaît au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la ville vers le nord de la mer d’Azov. Marioupol n’a jamais vraiment été le Donbass, mais elle a été attirée par l’argent. Tandis qu’aujourd’hui, elle est complètement libre et autonome.

A Marioupol le renforcement de l’identité a été provoqué par le besoin de ses habitants de faire un choix. Cette identité existe depuis toujours, ainsi que l’idée qu’ils ne ressemblent pas aux «gens de Donetsk». Il suffit d’observer les lieux où l’on fête le Jour du mineur. S’il n’est pas fêté, alors l’identité de mineur n’existe pas. S’il est fêté, cette identité persiste.

Le rôle de l’armée.

Avant l’arrivée de l’armée ukrainienne, les habitants de l’est vivaient tranquillement dans leur région. Les changements sont apparus avec l’arrivée de l’armée ukrainienne. C’était un facteur nouveau et complètement imprévisible.

Dans ces espaces fermés, seule la culture soviétique existait. Aucune innovation, aucun changement ne les avaient jamais atteints. Et les élites politiques y avaient leurs propres intérêts. Donc, l’arrivée de l’armée a été la première ouverture dans cet espace clos.

Il est normal que la première réaction des gens ait été un choc, suivi plus tard par un choix rationnel. Cela ne signifie pas que les gens soient devenus plus loyaux. Ils se méfiaient.

Une fois qu’ils ont compris que l’Ukraine ne partira plus, que les nouvelles règles sont devenues une réalité, alors ils ont eu recours au mimétisme et tentent d’adapter leur ancienne culture soviétique aux nouvelles règles.

Dès que la situation a changé et que l’armée ukrainienne est entrée sur le territoire occupé, les gens ont fait un choix rationnel et ont dis: «D’accord pour l’Ukraine, pour le drapeau ukrainien et pour le reste».  Maintenant, il est à voir quel drapeau y sera hissé et quel ordre social y régnera.

Les coalitions «pour» et «contre» dans la nouvelle division sociale.

Avant la guerre, la division sociale sur ce territoire était typique de la culture soviétique avec plusieurs couches sociales:

**une élite intellectuelle nationaliste considérée comme des clowns sans influence

**des entreprises moyennes plus ou moins affiliées à de grosses entreprises

**des anciennes élites politiques dont les racines venaient du parti communiste et qui ont intégré le Parti des régions.

** des fonctionnaires plus ou moins corrompus

** de puissants complexes industriels.

À titre d’exemple, si une usine «Azot» fonctionnait à Severodonetsk, sa parole était décisive dans cette ville.

Après la révolution, la guerre et la libération, les entreprises moyennes et les forces pro-ukrainiennes, ainsi que les déplacés pro-ukrainiens venus des territoires toujours occupés ont fondé une alliance contre les anciennes élites politiques.

Les changements vont-ils perdurer?

Actuellement, les régions de Donetsk et de Lougansk sont bloquées dans une situation où il n’y a aucune réponse claire, aucun résultat. La question la plus importante est celle des financements.  Pour le moment, il n’est pas évident que l’État soit prêt à financer  ceux qui travaillent aux changements.

Plus les changements du niveau de vie seront visibles rapidement, plus vite les changements politiques et sociaux seront réalisés, surtout si l’infrastructure et les relations de cette région avec le reste de pays sont rétablis.

Mais si tout reste en l’état, la transformation sera lente et durera des décennies pour aboutir à une situation ingérable.

La base électorale des partis pro-russes reste relativement importante. Le Bloc d’Opposition bénéficie du soutien de la population. Les habitants de ces territoires ne sont toujours pas habitués aux valeurs d’une société ouverte. Donc il est impossible de gagner la confiance des ces gens-là sans avoir mis en place des changements économiques, culturels …

*Les Slobodes d’Ukraine, la Slobojanchtchina ou l’Ukraine Sloboda est une région historique sur l’actuelle frontière entre la Russie et l’Ukraine. Elle s’est développée et a prospéré aux xviie et xviiie siècles.

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